Représenter
la traite négrière et l’esclavage
Entraves, fers, chaînes, fouets et
cravaches, éléments de la vie quotidienne
sous le système esclavagiste, ont rapidement
disparu, dès l’abolition de 1848, des
quais des ports négriers et des plantations
des Caraïbes-Amériques ou des colonies
de l’océan Indien où ils avaient
été si nombreux pendant près
de quatre siècles. Les navires négriers
furent reconvertis, les témoignages de ce qui
permit une exploitation exceptionnellement intensive
de la terre et de la main-d’œuvre servile
aux Caraïbes-Amériques ou à La
Réunion disparurent peu à peu. Mais
à partir de la fin du XVIIIe siècle,
certains de ceux qu’on appela les « abolitionnistes
» voulurent montrer à leurs contemporains
les réalités du travail, de la discipline
et des châtiments sur les plantations des denrées
coloniales qui affluaient dans les grands ports européens.
Il fallait prouver pour mobiliser une opinion publique
ignorante des choses coloniales. Ainsi débutait
une entreprise patrimoniale fragile certes, mais aujourd’hui
si précieuse.
Le Britannique Thomas Clarkson diffusait en 1788-1789
des plans en coupe du navire négrier le Brookes.
Accusé par les lobbies de planteurs de montrer
une représentation exagérément
dramatique des conditions de traversée de l’océan
Atlantique par les négriers, le middle passage
(ou « passage du milieu »), il n’en
inspira pas moins, pendant des décennies, les
campagnes de diffusion de ce genre de croquis auxquelles
se livrèrent tous les comités antiesclavagistes.
En France en 1825, Auguste de Staël exposait,
dans le cadre de la Société de la morale
chrétienne, les chaînes, fers et entraves
de traversée qu’il avait pu acheter en
toute impunité sur les quais du port de Nantes,
dix ans, s’étonnait-il, après
les recommandations d’interdiction émises
au niveau européen lors du Congrès de
Vienne en février 1815…
En 1840-1841, au cours du périple qu’il
entreprit aux Caraïbes pour y analyser les effets
de l’abolition dans les British West Indies
et la situation des esclaves dans les autres colonies,
Schoelcher rapporta de nombreux objets de la vie quotidienne
et certains instruments du régime disciplinaire
des plantations : fouet de commandeur, fers, entraves
de pieds, entrave de cou à quatre branches
contre les récidives de marronnage des esclaves
qui avaient été repris lors d’une
première fuite, qu’il se procura en Guadeloupe,
en Martinique, ou un couteau de nègre marron
également originaire de Guadeloupe. En 1883-1884,
il fit don de cet ensemble au musée d’Ethnographie
du Trocadéro, ancêtre du musée
de l’Homme, collection aujourd’hui conservée
au musée du Quai Branly.
De nos jours, les objets témoins de la traite
négrière et de la vie en esclavage dans
les colonies françaises des Caraïbes-Amériques
et de l’océan Indien sont devenus extrêmement
rares. On en trouve toutefois dans plusieurs musées.
En Guadeloupe, en Martinique, en Guyane, à
La Réunion, territoires profondément
marqués par le système esclavagiste,
lieux de mémoire en eux-mêmes, la recherche
muséologique se développe et devrait
être accompagnée d’un plus vaste
développement de la recherche archéologique
(sur les sites de plantations et sur les lieux de
cimetières d’esclaves notamment). Cet
inventaire se fera l’écho de la progression
des travaux entrepris.
Pendant la première moitié du XIXe
siècle, plusieurs artistes s’inspirèrent
des informations diffusées au sujet de la traite
négrière, de son interdiction et des
débats qu’elles suscitèrent. Parmi
les œuvres et témoignages les plus connus,
en France, citons le célèbre Radeau
de la Méduse de Théodore Géricault
(1819), le dessin d’étude La Traite des
Noirs qu’il réalisa au fusain et à
la sanguine en 1822 (École nationale supérieure
des beaux-arts, Paris), des tableaux tels que Le Serment
des ancêtres de Guillaume Guillon-Lethière
à la gloire de l’indépendance
de Haïti (1823, musée national d’Haïti),
Nègres à fond de cale que l’Allemand
Johann Moritz Rugendas présenta au Salon du
Louvre en 1827, les croquis pour un projet de monument
non abouti réalisés par Pierre-Jean
David d’Angers (années 1820, musées
d’Angers), La Rébellion d’un esclave
sur un navire négrier par Édouard Antoine
Renard (1833, musée du Nouveau Monde, La Rochelle)
et Esclaves sur la côte ouest-africaine par
Auguste François Biard (1840, Wilberforce House,
Kingston upon Hull Museum and Art Gallery). Le tableau
de 2 x 2,65 mètres que Marcel Verdier consacra
à l’un des châtiments d’esclaves
les plus cruels, la flagellation aux quatre piquets,
sous le titre Le Châtiment des quatre piquets
dans les colonies (conservé par la Menil Foundation
Collection, Houston, Texas) fut refusé par
le jury du Salon du Louvre de 1843. On craignit qu’il
ne soulevât « la haine populaire »
contre l’esclavage… La revue Le Magasin
pittoresque publiait quant à elle pour le grand
public articles et lithographies très diffusés
au sujet de la traite négrière illégale
et des croisières de répression britannique
et française dans l’Atlantique.
La représentation de l’esclave ou de
scènes d’esclavage fut un thème
régulièrement utilisé par de
nombreux artistes et artisans dans la fabrication
des objets de la vie quotidienne les plus anodins.
Des esclaves au travail dans les champs de canne à
sucre ou charriant des boucauts de sucre vers les
navires en partance pour l’Europe ornèrent
tabatières, pendules et autres bibelots.
Le développement des courants abolitionnistes,
à la fin du XVIIIe siècle, provoqua
la diffusion de médaillons et d’estampes,
généralement d’inspiration britannique,
qui proclamaient l’égalité, la
fraternité entre les hommes, justifiant ainsi
la liberté qu’il convenait de conférer
aux esclaves. Les événements de Saint-Domingue/Haïti
régulièrement relatés dans la
presse et dans Le Moniteur universel permirent également
la réalisation de multiples estampes et lithographies
représentant des scènes de la guerre
coloniale qu’y livraient les troupes napoléoniennes
ou les incendies de villes entières qui s’y
produisirent. L’émancipation proclamée
en 1848 suscita des commandes officielles de tableaux
et pièces sculptées, qui rivalisèrent
dans le ton allégorique pour transmettre une
vision idyllique et mythique de la réalité.
Les tableaux de Nicolas François Gosse, Liberté,
Égalité, Fraternité ou l’Esclavage
affranchi (musée départemental de l’Oise,
Beauvais), d’Auguste François Biard,
Proclamation de l’abolition de l’esclavage
dans les colonies françaises en 1848 (musée
national des Châteaux de Versailles et de Trianon)
ou d’Alphonse Garreau, L’Émancipation
à La Réunion (musée national
des Arts d’Afrique et d’Océanie),
tous commandés en 1848, en témoignent.